mercredi 15 octobre 2008

LES HOMMES DE LA PAMPA


Il n'est pas question ici de gauchos austères et taciturnes suçotant leur maté au crépuscule face au désert fascinant du campo argentin. Bien au contraire, je voudrais évoquer deux hommes aussi vulnérables dans leur sensibilité et leur chair que puissants dans leur emploi de la parole poétique. Hector Bianciotti tout d'abord, qui avec son roman autobiographique "Ce que la nuit raconte au jour" m'a donné le goût d'aller voir du côté de la pampa et de sentir le "vertige horizontal" dont parle Drieu de la Rochelle. Son parcours admirable depuis une estancia perdue dans l'immensité de la province cordobèse jusqu'aux dorures solennelles de l'Académie française où il siège aujourd'hui, est une démonstration, exceptionnelle, de ce que peuvent le destin, le talent et la volonté d'un homme. Un homme qui s'est confronté à l'incompréhension de sa famille, à la persécution d'un régime traquant les intellectuels et les homosexuels, à l'exil vers une Europe suspicieuse de voir revenir ce fils d'émigrant aux préténtions littéraires dans des langues qui n'étaient pas les siennes et où il va rapidemment se faire un nom illustre comme auteur et critique littéraire de haut vol. Dans son dernier ouvrage "Comme la trace de l'oiseau dans l'air", il évoque son retour vers sa terre natale, en écrivain couronné, et retrouve ses parents et amis avec émotion et une sensation de vertige qui n'est plus due à l'espace mais au passage du temps. C'est ce petit livre que j'emportais avec moi pour ma première traversée de la province de La Pampa, vers Santa Rosa où m'appelait une conférence sur l'autofiction et l'écriture de l'intimité. Parler des derniers sursauts d'un genre hyper-parisien au fin fond de la plaine argentine est en soi un exercice insolite. Un des auteurs traités dans mon exposé, et non des moindres, était Hervé Guibert. Au cours de ses dernières années de vie, Guibert s’est imposé comme un des écrivains de l’impudeur absolue, d’une impudeur sur le plan moral, sentimental mais aussi sur le plan physique et clinique. Atteint du SIDA, il se lança dans une écriture autofictionnelle où rien ne sera occulté des souffrances et traitements médicaux imposés par le mal. Plus de masque narratif, plus de personnage littéraire, seulement un moi écorché vif, ou mieux, immolé, disséqué et exposée, comme pour un sacrifice. « Je disparaîtrai et je n’aurais rien caché ». Avec cette formule testamentaire Guibert allait plus loin que l’autofiction : plus que genre ou pratique littéraire celle-ci devenait acte de survie et une quête de transcendance.



Il manquait une conclusion à mon exposé, me permettant de faire le lien avec Guibert et l'Argentine et de boucler la boucle d'une conférence qui via la pampa m'avait fait galoper par les terres immenses, et souvent déprimantes de l'autofiction. Bianciotti me la livra quelques heures même avant la conférence, de manière providentielle, comme les bons auteurs savent le faire. Celui-ci raconte en effet dans "Comme la trace de l'oiseau dans l'air" comment il connut Guibert avant et pendant sa maladie. Il y brosse un intéressant portrait dans un ouvrage pourtant consacré à son retour en Argentine. Curieux télescopage littéraire au coeur duquel moi-même je me trouvais pris, ravi de voir l'écrivain martyr des années SIDA ( qui ne sont hélas point terminées) traverser l'horizon de cette pampa grâce au compagnonnage du maître Bianciotti.


Au retour, je pris un bus de jour pour Buenos-Aires qui me permis de traverser pendant dix interminables heures cette pampa invariable et éternelle. Une averse bleutée vint balayer le paysage et créer dans les prairies des flaques grandes comme des lacs. Puis un crépuscule radieux déchira les nuages et les flaques devinrent de grands miroirs cernés de zones d'ombre où venaient s'abreuver des vaches noires ruminant comme des spectres. Je songeais à l'enfant Bianciotti rêvant de littérature française au milieu des steppes et au fantôme de Guibert nostalgique de la terre au milieu des limbes. Et la pampa ce soir-là n'était plus qu'un jeu de réflexion entre la terre et le ciel où traînaient les âmes des écrivains enfuis.

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